Ma soirée de Noël avec des Gilets jaunes

Marseille -10ème

Chaque gilet jaune signe sa présence, donne son tél quand c’est une première venue

Rendez-vous était donné au rond-point de Saint-Loup Pont de Vivaux, à côté de Castorama. Mon contact m’avait parlé d’une petite cabane en bois où je serais reçue par Sabrina. Ici les journalistes, on s’en méfie beaucoup. Je suis d’ailleurs la seule sur ce point de rendez-vous des Gilets. J’explique ma démarche, celle de vouloir raconter leurs histoires, le pourquoi de leur engagement, sans trahir leur parole. J’y resterai 4 heures.

A aucun moment dans ce groupe, je n’entendrais de propos racistes, ni homophobes. C’est bien le cadet de leur souci. Dans le groupe, il y a de la mixité. La lutte contre l’injustice sociale est leur combat. Ils souffrent du traitement médiatique et politique. Ils pensent que tout est fait pour diviser les français. Mais ils ressentent du soutien de la population. D’autres fois, c’est plus dur et ils sont affectés par des propos virulents qu’ils se prennent sur Facebook. Mais ce n’est pas majoritaire. Ils se méfient toutefois et essaient de communiquer par d’autres moyens. Ils veulent tous continuer en janvier, ils sont conscients des risques pris mais sont prêts à y retourner. Ils se sentent investis d’une mission qui leur donne ce courage.

La cabane est faite en palettes, un drapeau français vole au gré de l’air provoqué par un feu de camp pour se réchauffer et faire de la lumière. Chacun à son tour s’affaire à le ranimer quand il faiblit. Première expression du partage et d’une certaine organisation. Quelques décorations de Noël, des canapés et puis des vivres. Ici, pas de repas de réveillon, mais un point pour se rencontrer, pour marquer le coup. Aucune trace de rancune chez les présents envers les Gilets absents : « ils sont en famille, certains vont passer plus tard, et puis d’autres sont fatigués par les mobilisations de ces dernières semaines » explique Gab. Des klaxons de soutien rappellent que le mouvement n’est pas éteint dans la tête de nombreux passants.

Pas dupes

Je pourrais parler ce soir là à une quinzaine de Gilets. Certains se connaissent, d’autres non. Sur le campement, pas d’alcool, ici on veut garder les idées claires. Ici, on raisonne, on a le sens du réel, les pieds sur terre. On est à la recherche de la vérité, on fait la chasse aux fake news, on veut rétablir les faits.  On échange sur les solutions. Le combat à mener. Pas tellement l’occasion d’avoir la tête dans les étoiles, les loisirs ou le prochain séjour au ski. Chacun à son niveau, est relativement angoissé par l’avenir, par la peur de tomber dans le caniveau. Il est vrai que la marge de manoeuvre devient mince et que de nombreux équilibristes pratiquent le « je vis pour survivre ».

Les Gilets en veulent aux dirigeants qui ne prennent pas en compte leurs difficultés. Ils sont oubliés, sacrifiés. Je crois qu’ils veulent tous simplement une société plus juste, plus humaine. Des règles, des lois, qui leur permettent de vivre dignement, sans avoir aussi peur du lendemain. Pour l’avenir qu’ils transmettent à leurs enfants. A travers chaque histoire, on voit des failles humaines parfois, mais surtout le manque de justesse des règles politiques, du monde du travail, de la course à la consommation et de la mondialisation. Beaucoup de bon sens, de réflexion et de propositions pour changer la donne. En tout cas, ils se disent tous prêts à remettre le couvert pour la rentrée de janvier.

L’histoire de Gab, 46 ans, père célibataire

Les traits tirés, car cela fait des jours qu’il mène des actions. Il y a de la tristesse dans ses yeux. On sent qu’il est épuisé par ces dernières 10 années. Mais il est en colère et pas prêt à lâcher le morceau, même s’il faut en découdre. « Il est fâné mon fils. A 18 ans, il lui est difficile de se projeter. Et ça me désole, m’empêche de dormir. Il le voit mon fils que je suis préoccupé par le paiement des factures. Pourtant c’est pas faute de ne pas travailler ». Gab est issu d’une famille modeste. Il a dû prendre en charge sa famille très tôt quand il était adolescent. Il n’aimait pas trop l’école et arrête. A l’adolescence, il sait qu’il doit bosser pour aider sa mère et sa fratrie. Il fait tout pour obtenir deux CAP et se fait embaucher dans le bâtiment, dans une grosse société. Assez vite, il devient chef d’équipe, gagne bien sa vie. Il est marié, a des jumeaux. Avenir tout tracé. Mais vient La séparation, une grosse déprime. Il perd pied, est en maladie. Il se remet tant bien que mal, mais une galère avec son employeur vient casser ses efforts. Un problème administratif  le prive d’une année de salaire. Il finira par recevoir son argent. Mais une année de galère et de stress… Il habite à ce moment là, chez sa soeur et c’est difficile à encaisser pour un homme qui s’est toujours débrouillé. Ensuite, une déclaration d’impôts mal remplie. Le fisc lui tombe dessus. Avec des remboursements de 500 € par mois à faire. Sans possibilité d’étaler sa dette davantage. Au boulot, on lui met aussi la pression. « Il faut toujours faire le travail pour la veille ». Petit à petit, usé par ces pressions et par un travail très physique, il choisit de se reconvertir, utilise son capital formation et change de métier. Gab travaille désormais dans la sécurité-incendie, il garantit la sécurité des biens, des lieux et des personnes. Un boulot qui lui plait, mais à 1 200 € nets, difficile de vivre. Loyer et factures déduites, bien compliqué de se voir un avenir serein. « Je suis là pour mon fils et pour tous les autres. Pour que les temps ne deviennent pas de plus en plus durs ».

L’histoire de Sabrine, 28 ans

La jeune femme est au RSA. Pas de diplôme. Une gamine de l’aide sociale à l’enfance (ex DDASS). Son histoire pourrait être un film noir pour lequel on ne connaît pas la fin. Je ne vous écris pas le détail de ses déboires et désillusions. J’espère qu’elle va s’en sortir. Elle a une énergie qu’il ne faut pas gâcher. Je suis à côté d’elle et je me demande comment elle a pu tenir. Sabrina est au RSA, elle a créé son entreprise de vente à domicile de produits cosmétiques et gagne très peu. Comprenant que ce n’est peut être pas le bon choix, elle a décidé de passer son temps à changer l’avenir de la France. Rien que ça. Comprenant que dans le système actuel, beaucoup de portes lui sont fermées. Un combat de David contre Goliath mais le seul pour elle, pas d’autres choix. Baladée de formations en formations, pas écoutée, pas comprise sûrement, rien n’est sûr pour elle. Alors elle milite, s’insurge contre les aberrations qu’elle a constaté au cours de son jeune parcours de vie. Les foyers, l’argent détourné par une structure d’accueil, le manque de considération, la coupure avec ses parents avec lesquels elle renoue peu à peu, la prise en charge des chômeurs, le coût de la vie, pour se loger, manger. Elle aimerait un boulot sûr, comme comptable même si elle a un peu peur de se retrouver avec des gens trop différents. Trop « intellos ». Sabrina est actuellement dans la classe « basse » de la société, elle veut juste être dans la moyenne. Et que le SMIC horaire augmente pour tous.

Les 2 frères, Zacharia (19 ans) et Samy (35 ans)

Le premier est en première année de médecine. Issus d’un milieu ouvrier, il faut travailler à côté pour faire ses études. Son grand frère est enseignant au Lycée Saint-Charles. Tous deux ont la tête sur les épaules, s’expriment bien. « Le coût de la vie est le noyau commun de tous les gilets jaunes. On nous pousse à consommer pour être « dans la société », mais c’est de plus en plus difficile de faire face. Les salaires ne suivent pas alors que les factures de gaz etc elles prennent des hausses exorbitantes pour nos salaires ». Les frères dénoncent aussi les violences policières. Sur des étudiants. Ils sont choqués que le président soit parti au Tchad au lieu d’être allé rencontrer son peuple. Ils ont l’impression qu’Emmanuel Macron ne prend pas la mesure de ce qui se passe en France…

Joséphine et Didier, venus avec une nièce et son mari (lyonnais)

En ce soir de Noël pas question de laisser le volet Gilets fermé. Il occupe depuis quelques semaine une partie de leur vie. Ce couple de quarantenaires, subit la crise de plein fouet. Un commerce de proximité pour Monsieur qui dégringole au fil des années, et pour Joséphine, c’est l’aventure entreprenariat avec toutes ces incertitudes. Très informés, ils ont manifesté mais comme beaucoup, sont partis quand les heurts violents sont arrivés à Marseille. « On a ressenti une volonté de nous faire peur, d’une violence des forces de l’Ordre ordonnée pour nous dissuader, nous séparer ». Alors comme beaucoup, Joséphine et Didier fustigent la mondialisation, le manque de connaissance du terrain par nos dirigeants, une gestion de plus en plus incertaine des acquis sociaux, et aussi le sentiment que tout peut s’écrouler dans leur vie à de nombreuses années de la retraite. Joséphine aimerait que plus de monde se mobilise, elle pense qu’Ensemble les choses pourraient évoluer. Didier me confie que de nombreuses personnes lui avouent soutenir les Gilets Jaunes s’en pour autant l’afficher, par crainte d’être catégorisé. Il est vrai qu’à l’heure d’internet, des fichages, tout est possible. Joséphine souhaite comme beaucoup l’utilisation du RIC (référendum d’initiative citoyenne) pour plus de démocratie et éviter les dérives.

Alex, la quarantaine père de famille, un autre militant, prend ce risque. Il dit avoir été dissuadé par des sources policières de continuer les gilets jaunes. Je lui parle longuement, il n’a ni l’air d’être un délinquant, ni débile.

C’est peut-être cela qui fait peur ?